lundi 29 février 2016

FOUCHTRA (dont on peut imaginer...)


Ça se passait à une époque où voyager en train était prestigieux.

La locomotive arrivait en gare...
On l'appelait FOUCHTRA ! Comme un  juron d'Auvergnat ! Elle était la belle et indomptable FOUCHTRA ! Loin d'être une gardienne de chèvres, de pourceaux ou de brebis sous la pluie, FOUCHTRA était une garce très émancipée, une républicaine révolutionnaire, un aventurière intrépide, une chevalière errante, un « grenadier femelle » ! Tout le monde la connaissait et tout le monde l'admirait ! Mais (si d'aventure ils l'avaient rencontrée, ce dont  les esprits rationnels de stricte obédience se feront fort de douter) on peut imaginer que Fabre d'Eglantine (le gandin trousseur de bergères, présumées graciles, potelées, niaiseuses et "gentilles"... et le détracteur imbécile et obstiné d'Olympe de Gouges) et les djihadistes machos (exécrant de façon viscérale toutes ces salopes de féministes... qui les narguent, les raillent et font tomber à plat tous leurs effets de couilles et de kalachnikovs), 
pris de la peur panique qu'elle leur aurait certainement inspirée ne s'en seraient jamais remis !

La locomotive arrivait en gare de Jemelle… Masanga ! Lotoko ! Tchoukoutou ! Masanga ! Lotoko ! Tchoukoutou !, en actionnant triomphalement… Tuu ! Tuuut !, son sifflet, en provenance  de Forrières, de Libramont, d' Arlon et de plus loin encore… Tchoukoutou ! Tchoukoutou !, de Suisse, d'Italie, de Grèce ou de Turquie, de Syrie, d'Egypte et du Soudan... puis repartait et se dirigeait gaillardement… Tchoukoutou !  Lotoko ! Lotoko ! vers Marloie, Ciney, Namur, Gembloux, Bruzout... et peut-être la mer du Nord, la Hollande, l'Allemagne, la Pologne, l'Ukraine, la Russie, la Sibérie, l'Alaska, le Canada ou la Californie... et traversait les règles de l'histoire et transgressait les principes de la géographie…  Masanga ! Lotoko ! Tchoukoutou ! Tchoukoutou ! de Kpalimé au Mont Agou, à Assahoun, à Badja et à Lomé, de Songololo à Jemelle...
Peu après la gare de Jemelle… Tchoukoutou ! Tchoukoutou ! Lotokoooo !, en plein milieu de la côte, alors que le train haletait et ahanait, gravissant avec courage ... Fouchtra ! Fouch-tra ! Fouch-tra ! Fouch... tra !, une montée à très forte inclinaison, le garde-barrière agitant ses drapeaux a autorisé, sans doute imprudemment, un cortège de touristes-agents sino-américains en campagne de prospection ou de commençants retraités à traverser les voies. Et FOUCHTRA a été obligée, pour des raisons de sécurité, de céder le passage à ce troupeau de stupides bovins, arrogants et fortunés... déjà très engagés sur les voies et probablement incapables de faire demi-tour, venant tous de la droite de la droite, prioritaires sur tous les plans et ne doutant de rien et ne voulant rien céder, surtout pas le passage... et dont certains (ceux qui étaient propriétaire de la dette publique et avaient des comptes au Panama) étaient très âgés, handicapés, moroses, éteints, pleins de fric, armés de cannes et de béquilles ou se déplaçaient en chaises roulantes ou à l'aide de déambulateurs et qui tous étaient autistes ou frappés de surdité et n'entendaient pas les coups de sifflet du machiniste...Tuu ! Tuuut !,  et les crachotements et les piaffements de la locomotive... si bien que FOUCHTRA a perdu, fouch ! fouch !  tout son élan et, glissant, fouch ! fchh ! fchh ! sur les feuilles mortes, les bouses de vache, le jus de chique, les crachats et le purin, fouch... fchh... fchhhh !,  ses roues se sont mises à patiner sur les rails,  fouch...  ffch... fch ... et FOUCHTRA, à bout de souffle, époumonée, bientôt exténuée,  fouuuch...  fch... n'arrivant pas à retrouver son élan, ses certitudes positivistes et son enthousiasme conquérant... et FOUCHTRA, la locomotive à vapeur qui avait imaginé de franchir le Kilimandjaro en montgolfière, projeté de faire relâche à Chenmai (qu'on appelait Madras autrefois) ou dans la province turque de Kahramanmaras (anciennement Maras), comploté de dépoter à Mbansa-Mboma, à Mochamps ou à Diyarbakir, ambitionné d'explorer le canal de Casiguiare reliant l'Orénoque à l'Amazone et manigancé de traverser le Tibet à la nage et de trouver refuge à Dharamsala, satch...moooo ! sat... ch...moooo ! dès la fin du XIXe siècle... et FOUCHTRA jadis fringuante et piaffante et...
- Eheeeh ! Il fallait changer de siècle à temps, ma vieille locomotive ! (derrière laquelle on peut imaginer que se dissimule... mon vieux chariot ! un escroc, un farceur, un travesti ou un voleur du genre d'autrui ! un vieux chariot crotté qui se prend pour une belle et indomptable locomotive, si c'est pas malheureux...) T'avais qu'à passer au diesel ou à l'électicité, comme tout le monde !  Ou même à l'énergie atomique ou au gaz de schiste ! T'as au moins un siècle de retard ! Si pas deux  ! 
triomphante et conquérante a fini, subitement, sans signe avant-coureur, par caner, craquer, dévisser, décrocher... et FOUCHTRA s'est laissée redescendre, en décompressant et en se dégonflant... Satch… Satch... Stachmooooo !, avec tout son convoi et malgré les imprécations des passagers… Eek !, du machiniste et des serre-freins... jusqu'à un entrepôt de retraite, tout en bas de la colline, sur les voies de garage de la gare de triage de Jemelle devenue cimetière de locomotives...  et FOUCHTRA, une fois immobilisée, poussant… Sodabiiiiiiiiiii ! Biiii ! Biii ! Bii !, un ultiiiime coup de sifflet déchirant, d'une tonalité déchirante et complètement différente et les passagers (refusant… Eek !, de mourir de vieillesse dans une carcasse de train laissée à l'abandon) évacués rapidement... Stachmooooo !, a lâché ses dernières vapeurs, exhalé un dernier soupir et refusé...
- Eheeeh ! Qu'est-ce qu'on va faire de toi à présent, mon escroc, mon farceur, mon travesti, mon voleur du genre d'autrui, mon vieux chariot qui se prend pour une locomotive ?  On t'envoie à la déchetterie ? On t'entrepose chez les Van Oo, avec ton ami Jipéji et ton ennemi Diderot ? On peut te fourguer à la coopération technique (après les coopérants, « lobbyistes » du Royaume de Jupiler ou « invendus du marché du travail », voici venu le temps des « tombola bwaka » : des lits d'hôpitaux « de seconde main » et des locomotives « occasions d'Europe » ?) dont on peut imaginer qu'elle t'enverra bosser  à Aketi, sur la ligne des Uélés, avec Tintin et Milou, où compte tenu des complaisances de quelques sorciers territoriaux en place, tu pourras peut-être te lancer dans une nouvelle carrière et connaître un certain succès, non ? A moins que les agents de la compagnie des chemins de fer des Uélés-Fleuve, CFU-F, impayés depuis des années, ne te transforment en mitraille et ne te revendent à des ferrailleurs ukrainiens ou à "opérateurs économiques" venus d'Inde, du Brésil ou de Chine ?
d'aller à l'atelier, se faire faire un ravalement de façade et de repartir à l'assaut de l'Amazonie et du désert de Gobi ou même de reprendre avec courage ou résignation la ligne côtière qui relie Colombo à la ville de Matara... et FOUCHTRA a réclamé de pouvoir rouiller en paix, dans son lit, sur une voie de garage ou de dégagement, envahie par les ronces et les rosiers sauvages, les liserons et les orties, le dos bien calé par des oreillers... et a sollicité le droit d'être abandonnée par tous... qu'on oublie FOUCHTRA, toujours républicaine mais devenue moins juste, moins aimable, moins drôle, moins disponible, moins compréhensive, moins tolérante, moins optimiste, moins curieuse et moins libre qu'avant, moins aventurière et moins révolutionnaire... et qu'on ne lui demande plus de se produire devant un public, de charger sur un champ de bataille, de s'exhiber sur scène, de s'expliquer...