(Illustration de Lieve Bellefroid)
J'aime les grandes villes, loin des forêts dans lesquelles on dépose les personnes âgées en fin de vie.
Loin des singes.
Quand je meurs en ville, sur un trottoir très fréquenté à l'époque des fêtes ou en période des soldes, les gens hésitent, détournent les yeux, grimacent à peine, font mine de ne pas me voir, s'écartent rapidement : un pénis se retrouve en face d’un tampon hygiénique et s’enfuit à toutes jambes, un mouton de poussières cavale pour ne pas se faire choper par un aspirateur?
Bref, en général, les gens me foutent la paix.
Ils se demandent simplement si je suis un ivrogne, un drogué, un escroc, un dément, un malade de la peste.
Ou peut-être un terroriste, une boîte de concentré de tomates ou d’épinards hachés qui pourrait leur péter dans la gueule
Quand mes yeux roulent dans leurs orbites et que je grogne comme une bête fauve, les gens sont perplexes...
S’agit-il de Hulk, d’un cheval qui se transforme en âne ou d’un homme fraîchement descendu de son arbre ? Buffon ou Darwin ? Dégénérescence ou évolution des espèces ? Faut-il appeler les flics, la fourrière ou le musée des sciences naturelles
J'aime les grandes villes et je déteste les familiarités du singe, ses grossièretés, ses escroqueries et ses incivilités, son doigt dans le cul et ses grattages de nombril, ses mensonges et ses fausses promesses, ses sarcasmes et ses insultes, ses diatribes incendiaires et vulgaires, ses intrusions dans ma vie privée.
Et manger la cervelle du singe, servie dans son crâne décalotté, presque crue, encore frémissante, ça me débecte aussi.
J'aime les grandes villes installées à l’intérieur des terres, loin de l’océan, des grands lacs, du fleuve Congo et de la rivière N'djili dans laquelle on jette les corps des suppliciés.
Loin des poissons.
Je déteste le poisson. Ça sent l'égout, la vase et le vomi, les chiottes, le vieux mégot, le cadavre de noyé (avec des crabes-piercings accrochés au bout des doigts, aux oreilles, au sexe et aux orteils).
Je déteste serrer le main molle d'un poisson, le regarder dans les yeux, l'embrasser sur la bouche. Je déteste la bave de l’escargot, la salive du caméléon et le baiser visqueux du poisson (avec des bulles inodores et de petits pets silencieux)
- Mange ce que je t'ai préparé, mon vieux chariot !
- Je ne t'ai jamais demandé de me préparer à manger, petite chérie ! Et surtout pas du poisson !
- Sia ! Mange ton poisson, ça rend immortel !
- Pfff ! Trop tard, petite chérie ! Je n'ai plus le temps !
- Mange, je te dis ! Ça rend intelligent ! Et, demain, ce sera de la cervelle de singe, tu en as le plus grand besoin !
- Pfff ! Trop tard aussi, petite chérie ! Je préfère mourir idiot !
- Siatapata ! Mange et ne fais pas de manières ! Ça va refroidir !
- Pfff ! Je n'aime pas manger froid mais j'aime bien attendre que mon assiette refroidisse ! Ça permet de réfléchir à ce que l’on mange, non ?
Le poisson n'a guère de sentiments. Le poisson n'a pas beaucoup de conversation. Le poisson est d'un commerce ennuyeux. Je déteste le poisson. C'est ma femme mariée que je mange et qui me fait vivre. C'est ma femme mariée...
- Siata ! Qu'est-ce que tu t'imagines, mon vieux chariot, je ne suis pas du genre à me laisser manger ! Et ce n'est pas avec ton kimbalangbalang de dentier délabré que tu y parviendras !
qui me fait marrer et que je fais rire. C'est ma femme mariée que j'aime.
Le soir, à la télé, sur la 5...
- Pfff ! Tout à la fois ? A même pas une heure d'intervalle ?
j'apprends que je descends de l'arbre et que je sors de l'eau. Mi-singe, mi-poisson.
Ma femme mariée confirme.